Institut Béarnais & Gascon            Enstitut Biarnés & Gascon

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Félibrige, occitanisme

I. Dans l’ensemble d’Oc

“Oui, dans le Midi” en deux lettres : “Oc”. Les mots croisés nous ont habitués à cette définition, et les dictionnaires disent en général que la langue d’oc était jadis la langue du Midi de la France, comme la langue d’oíl, celle du Nord.

En réalité, cette “langue d’oc” n’a jamais cessé d’être celle de la vie de nos campagnes jusque vers 1950, et elle est encore celle de beaucoup de gens âgés. Et même, Romantisme aidant, elle a connu une certaine vogue littéraire à partir de 1830, avec notamment la remise à l’honneur des “Troubadours” dont la poésie lyrique s’épanouit aux XIIe-XIIIe s., puis la création en 1854, par Frédéric Mistral (1830-1914) et ses amis, du mouvement de renaissance littéraire appelé Félibrige. De la Provence, ce mouvement devait s’étendre assez vite à tout le Midi et notamment en Béarn et en Gascogne, comme nous le verrons plus loin.

Parallèlement à son action proprement littéraire, le Félibrige faisait revivre le souvenir de la Croisade albigeoise qui avait permis au roi de France, au début du XIIIe s., de mettre directement sous sa main les terres de son vassal le comte de Toulouse : ainsi était mort-né l’état méditerranéen qui aurait pu se constituer dans le Midi français. Prolongé jusqu’à Valence d’Espagne par les terres catalanes dont les parlers se rattachaient à la langue d’oc, cet état aurait pu permettre l’épanouissement de cette langue; mais rien ne dit que cela ne se serait pas fait sous sa forme catalane, ni que les avatars de l’histoire ne lui auraient pas finalement substitué le castillan. On ne refait pas l’Histoire; mais certains espéraient ainsi réveiller la “nation” d’oc, appelée à être dotée d’institutions politiques et administratives propres dans une France devenue fédérale. Et l’éparpillement des parlers d’oc ferait place à une langue unifiée sur le modèle du provençal “rhodanien”, celui qu’illustrait si bien l’oeuvre littéraire de Mistral et de ses amis.

Mais d’une part, la perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine après la guerre de 1870-71 devait bientôt rendre inconvenant tout projet qui porterait atteinte à l’unité de la France; Mistral, reconnu par les milieux parisiens, ne pouvait se permettre de leur déplaire. Et d’autre part, l’hégémonie du provençal rhodanien n’était pas du tout du gout des Languedociens dont le parler “central” était le continuateur direct de celui des sujets du Comte de Toulouse, et en gros, de la “langue des Troubadours”.

La fin du XIXème s. et le début du XXe virent donc se développer en Languedoc, au sein même du Félibrige, un courant qui privilégierait au contraire le languedocien, majoritaire en locuteurs, “central” etcé Et pour bien marquer la distance d’avec le courant provençal, la “langue d’oc” fut renommée “occitan” à partir d’un terme inventé au XIVe siècle par la chancellerie royale, tandis que son écriture se ferait dé­sormais à l’imitation de celle des Troubadours. Ainsi, l’”occitan” serait doté d’une “graphie occitane” qui ne serait plus “succursaliste” de celle du français comme l’était celle de Mistral ! et le Midi devenu “Occitanie” de Bayonne à Nice et de Montluçon à Salses (Pyrénées Orientales), voire à Valence d’Espagne, écrirait ses par­lers de la même façon, en attendant de ne plus parler qu’une seule forme d’”occitan”, celui de la région centrale, le Languedoc. L’occitanisme était né.

Il devait se fortifier après la guerre de 1914-18 et aboutir notamment à la création à Toulouse de l’Escùla occitana (1919), de la revue Oc (1923) et de la Société d’Études occitanes (1930), plus ou moins rivale de la première, puis à la publication à Barcelone, en 1935-37, des deux tomes de la Gramatica occitana según* los par­lars lengadocians du pharmacien audois Louis Alibert (1884-1959).

Entre temps, le Félibrige survivait tant bien que mal à la disparition de son fondateur (1914), devenu objet d’un culte, avec tout ce que cela peu comporter de querelles entre successeurs et de blocage des doctrines, arrêtées à la mort du maitre.

Tout ce monde devait pourtant se féliciter de la faveur accordée par le Maréchal Pétain aux langues dialectales - elles n’étaient pas encore “régionales” -, avec ses hommages à la veuve de Mistral et, plus utilement, l’introduction de l’enseignement de ces langues (“langues basque, bretonne, flamande, provençaleé”) dans l’enseignement public par les arrêtés du ministre Jérôme Carcopino (24 décembre 1941). Le grand homme de la linguistique occitane Louis Alibert alla même jusqu’à commettre d’imprudentes maladresses qui lui valurent à la Libération procès et condamnation pour faits de collaboration.

Il y eut heureusement des occitanistes assez avisés pour voir le vent tourner à partir du débarquement allié en Afrique du Nord en novembre 1942 et de l’échec allemand devant Stalingrad deux mois plus tard; grâce à des amis qui avaient quelques titres de résistance, ils purent donc créer en 1945 l’Institut d’Études occitanes (I.E.O.), association “née de la Résistance” selon ses statuts de 1946, toujours en vigueur, et lui transférer hommes et biens de la Société d’Études occitanes qui se saborda.

Vint alors une jeune génération d’occitanistes, bien souvent orientés à gauche, qui se firent une joie de dénoncer les compromissions pétainistes du Félibrige, son suc­cursalisme orthographique, ses rites, ses routines, son empirisme et son archaísme face à la démarche “scientifique” et “progressiste” du mouvement occitaniste.

Et alors que le “rétablissement de la légalité républicaine” en 1944 avait abrogé les arrêtés Carcopino de 1941 sur l’enseignement public des “langues dialectales”, des amis bien placés firent mentionner la “langue occitane” dans la loi “Deixonne” qui, au début de 1951, autorisa à nouveau cet enseignement. L’I.E.O. s’activa pour en profiter; puis, dans la logique profonde du mouvement, il formalisa sa démarche vers un “occitan de référence”, le languedocien “normalisé”, tout en écartant formellement le gascon, affirmé comme langue “très proche, mais spécifique” (Rapport de P. Bec, 1972). Mais cette reconnaissance du gascon fut aussitôt oubliée, et le mouvement s’employa à utiliser la mention “légale” de la langue d’occitane et l’appareil centralisateur de l’Éducation nationale pour privilégier l’occitan standard dont le nom même relègue les autres parlers au rang de “patois” appelés à disparaitre.

Et devant la réaction des Provençaux, Auvergnats et Gascons, le Félibrige officiel s’est allié à l’occitanisme pour réaffirmer l’unité de l’”occitan” ou “langue d’oc”.

II. En Gascogne et Béarn

Curieusement, c’est une tournée en Béarn-Bigorre des “Félibres et cigaliers de Paris”, à l’été 1890, qui a accéléré la prise de conscience de la valeur de la vieille langue du pays en Béarn et Gascogne du Sud-Ouest; ainsi s’est créée en 1896 l’Escole Gaston Fèbus, école littéraire affiliée au Félibrige provençal, mais très attentive à la personnalité de la “langue d’oc” de chez nous, le béarnais e le gascon.

Peu après, en 1904, le professeur agrégé de philosophie Bernard Sarrieu (1875-1935) et ses amis fondaient de la même façon l’Escolo deras Pirenéos pour le Sud-Est gascon (Comminges et Couserans français, Val d’Aran espagnol).

De tout ce qui vient d’être dit du Félibrige et du mouvement occitaniste en général, il parait clair que bien peu ait perturbé la vie de nos deux écoles pyrénéennes.

Di­sons tout de suite que la mort prématurée de B. Sarrieu entraina chez ses disciples un culte comparable à celui de Mistral dans le Félibrige provençal, avec un repliement sur soi et un rejet violent de tout ce que pouvait représenter l’occitanisme. On lui doit cependant la publication, entre autres, des oeuvres du commingeois B. Sarrieu, du grand poète aranais l’abbé Cond* Sembeat (1867-1919) et de l’abbé couseranais Jean Castet (1883-1961). Mais faute de renouvellement, cette école a disparu avec la mort de ses derniers dirigeants.

L’Escole Gaston Fèbus fut autrement féconde, menée principalement par deux de ses fondateurs, Simin Palay (1874-1965) et Michel Camélat (1871-1962). Sa revue Reclams de Biarn e Gascougne ininterrompue depuis 1897, fut le reflet de la pensée et la vitrine des oeuvres des Félibres béarnais et gascons. S’y ajoutent toutes les oeuvres de ses membres publiées séparément et dont la liste serait bien longue à dresser. Palay nous a laissé aussi une énorme gerbe d’écrits en prose et de poésies, notamment des pièces de théâtre témoins d’une langue vivante parlée sans contraintes et dont le succès fut très grand en un temps où chacun comprenait le gascon du Béarn. Quant à Camélat, animateur des Reclams, il nous a aussi laissé une oeuvre d’une extrême richesse, dans une langue gasconne à la fois profondément populaire et remarquablement travaillée, que ce soit en poésie (avec son immortelle Beline, le grand poème à la langue Morte ou bibe, etc.) ou en prose, particulièrement dans ces tranches de la vie de son temps, admirablement ciselées, qu’il a publiées sous le titre de Bite bitante.

Mais pour mériter son nom, l’Escole s’est attachée à produire des outils pédagogiques de la langue gasconne et béarnaise, le premier étant sans doute la Grammaire gasconne (dialecte d’Aire) de l’abbé Daugé (1905), suivi en 1928 du Manuel de grammaire béarnaise de Jean Bouzet (1892-1954), agrégé d’espagnol, et surtout en 1932-34 de la première édition du Dictionnaire du béarnais et du gascon modernes de Palay, oeuvre monumentale et irremplaçable; il sera élargi et réédité en 1961 avec le concours du CNRS, qui le réimprime régulièrement; en 1937, Jean Bouzet et l’abbé landais Th. Lalanne publieront un savant opuscule Du gascon au latin; et la Syntaxe béarnaise et gasconne du premier sera éditée après sa mort, en 1963. Parallèlement, Camélat publiait des recueils de textes, poésie et prose, à l’usage des écoles. Il faut dire que si l’école publique restait toujours officiellement fermée aux langues autochtones, l’évêque de Bayonne Mgr Gieure, d’origine landaise, en avait prescrit l’enseignement dans les écoles et collèges catholiques dès les années 20.

Mais la grande longévité de Simin Palay, qui présida l’Escole de 1923 à sa mort en 1965, finit par lui nuire, gênant le renouvellement des militants. Michel Camélat en fut le Secrétaire pendant très longtemps lui aussi, la maladie ayant empêché l’agrégé d’espagnol André Pic (1910-1958) d’être le successeur qu’il avait espéré.

Quant à la troisième école félibréenne de Gascogne, l’Escole Jaufré Rudel fondée à Bordeaux dans les années 50, elle a peut-être souffert de l’inadéquation linguistique de son domaine, à cheval sur le gascon, le limousin et le languedocien des confins de la Dordogne. On n’a guère parlé d’elle.

C’est devant ce désert d’initiatives que se dressa un homme de grande valeur humaine et patriote béarnais “cap e tout”, Roger Lapassade (1912-1999). Ayant retrou­vé, pendant sa captivité en Allemagne, la langue apprise de sa grand-mère dans son enfance béarnaise, il n’eut de cesse que de la faire vivre, et en particulier d’en promouvoir l’enseignement à l’école publique.

Membre de l’Escole Gaston Fèbus dont il fut longtemps “sost-capdau” (vice-président) et très respectueux de Camelat et de Palay, sa qualité de professeur de français et d’espagnol au collège moderne - aujourd’hui lycée d’Orthez - lui permit de découvrir aussi le mouvement occitaniste qu’animaient surtout des enseignants. Il suivit donc les stages organisés par l’I.E.O. et, finalement, avec quelques amis d’Orthez, créa en 1963 Per nouste, section du Béarn de l’I.E.O. Parmi ses amis, deux hommes d’exception, le béarnais Robert Darrigrand, agrégé d’espagnol, et Michel Grosclaude (1927-2002), professeur de philosophie au même collège et originaire du Jura.

Ayant découvert la langue du Béarn, ce dernier en devint amoureux, l’apprit avec peine les ouvrages pédagogiques étaient rares et les Béarnais plus souvent enclins à se moquer de celui qui s’essayait à parler leur langue qu’à l’y aider et appliqua sa science de pédagogue à élaborer les outils qui éviteraient à d’autres ses propres difficultés. Ainsi parut en 1977 la remarquable méthode Lo gascon lèu e plan.

Mais fortement marqué par le discours occitaniste entendu dans les stages de l’I.E.O., M. Grosclaude fut vite convaincu de la thèse selon laquelle la féodalité franque du nord avait colonisé tout le pays et provoqué la décadence de la langue d’oc et de la “merveilleuse” civilisation méridionale du XIIIe s. Peu importait que la Gascogne sous suzeraineté anglo-normande et le Béarn quasi indépendant, aussi bien que la Provence, terre d’Empire, soient restés bien loin de cette “brutale conquête” du Midi, M. Grosclaude fit le mea culpa de ses ancêtres nordiques et ne cessa de prêcher la décolonisation des terres d’oc. Ainsi, dès le 1er numéro du bimensuel de l’association (Per nouste en 1967-68, Per noste de 1969 à 1979 et depuis 1970, Pa’s gascons), il se fit le gardien vigilant de l’orthodoxie occitaniste : inclusion du gascon dans l’occitan, quoi qu’en pussent dire les plus grands linguistes ayant étudié notre langue, application stricte des règles orthographiques occitanes quelles que pussent être leurs défauts à l’égard du gascon, et en conséquence silence total, au moins depuis 1979, sur toute opinion qui pét remettre en cause ces dogmes.

Concrètement cependant, mis à part les défauts de la graphie occitane employée, son enseignement du gascon aussi bien que sa propre pratique furent toujours très respectueux de la langue vivante du Béarn, et spécialement des environs d’Orthez. Ainsi put-il répondre à un lecteur : ”La meilleure façon d’étudier une langue, c’est de vivre avec ceux qui la par­lent : Alors, si vous le pouvez, il faut aller chez les paysans. Ce sont eux qui sont les meilleurs professeurs” (Per noste no 12, , p. 13). Et chaque fois que s’est posée la question de l’unification des parlers d’oc, il a toujours affirmé son attachement à leur diversité. Ë la fin de l’introduction à sa traduction de l’Évangile selon St Matthieu (1995), il a même laissé échapper que “la langue gasconne attend encore” sa traduction de la Bible, alors qu’il ne pouvait ignorer que l’occitan avait celle des quatre évangiles depuis 1932. Et quand un prétendu “Conseil de la langue occitane” eut décidé de supprimer le h des noms propres étrangers, il lança une pétition et publia une véhémente protestation (País gascons no 196, 1/2-2000, p. 13) alors qu’il eét été infiniment plus simple de la déclarer inapplicable à la langue gasconneé

Mais c’est sous un titre tout à fait “orthodoxe” 70 clés pour la formation de l’occitan de Gascogne (2000) que son dernier ouvrage reprend de façon très claire la matière de Du gascon au latin de Bouzet et Lalanne !

Entre temps, Roger Lapassade avait eu la sagesse de laisser la présidence de Per noste à plus jeune que lui, et de sa villa Amistat sur le coteau qui domine Orthez, il observait, lisait, écoutait et pensaité Et il a vu le danger que la manoeuvre occitaniste faisait peser sur la diversité des parlers d’oc, et spécialement sur notre gascon, notre béarnais; il a donc fini par écrire que des trois drapeaux qu’il avait suivis dans sa vie, deux l’avaient trompé, le sang et or (occitan, croix de Toulouse sur fond rouge) et le tricolore (français), et un seul lui avait réjoui le coeur, le carré béarnais, avec deux vaches rouges dans l’or du blé mér; et cela, dans le poème Drapèus arlats (drapeaux mités) qui ouvre son dernier recueil, La cadena, publié à l’occasion même du colloque qu’en mars 1997 ses amis occitanistes avaient été organisé autour de son oeuvre !

Par ailleurs, depuis 1984, la vieille Escole de Palay et Camélat est passée sous direction occitaniste, son président actuel n’est pas de souche béarnaise ni gasconne, et la plupart de ses adhérents de toujours l’ont quittée sur la pointe des pieds.

L’Institut béarnais et gascon s’est donc créé pour réagir, clamer la vérité, et rassem­bler tous ceux qui espèrent encore maintenir la langue béarnaise et gasconne.

Jean Lafitte