Béarnais, gascon et occitan
ou
Comment y voir clair
S’il est un domaine où s’est installée une grande confusion, c’est bien celui des langues romanes du Midi de la France, et spécialement celle du Béarn et de la Gascogne. Il n’est presque pas de jour, au moins aux approches de la rentrée scolaire, où quelque organisme ne propose d’enseigner qui le béarnais, qui le gascon, qui l’occitan, quand ce n’est pas une association qui a le mot « occitan » dans son nom ou son sous-titre et qui propose du « béarnais ». Qui s’y reconnait, en dehors des initiés ?
Évidemment, il y a la réponse d’une simplicité biblique : le béarnais, c’est une variété du gascon, et le gascon une variété de l’occitan ou langue d’oc, langue une de Bayonne à Nice et de Montluçon à Salses (Pyrénées-Orientales). Malheureusement, cette simplicité tient du slogan, voire de la propagande et de la désinformation.
Voyons donc ce qu’en pensent « ceux qui sont censés en savoir plus long », comme l’écrit notre compatriote Marcel Amont dans son récent Comment peut-on être Gascon ! que tous les Béarnais et Gascons devraient avoir lu.
I. Le gascon langue distincte de l’occitan
D’abord, le plus clair, ce qui rallie les meilleurs linguistes qui ont étudié nos langues depuis plus de 120 ans : le gascon est une « langue très proche de l’occitan, certes, mais spécifique (et cela dès les origines), au moins autant que le catalan », selon le Professeur Pierre Bec, linguiste reconnu et président de l’Institut d’études occitanes (I.E.O.), dans un rapport approuvé par l’assemblée générale de cette association qu’il présidait alors (1972). Ou encore, 10 ans plus tôt, la phrase lapidaire du grand romaniste allemand Kurt Baldinger : Le gascon, « on doit le considérer [é] comme une quatrième unité linguistique, s’opposant aux domaines français, occitan et francoprovençal ».; et l’avis du Pr. Tomás Buesa Oliver de l’Université de Saragosse : « le gascon a une telle individualité qu’on ne peut le subordonner à l’occitan. » (1985).
Ces avis de spécialistes, qui ont une large expérience de langues voisines comme l’espagnol et le portugais, se fondent sur des critères objectifs relatifs à divers aspects de chaque langue : phonétisme, lexique, conjugaisons, syntaxe etc. Ils rejoignent au demeurant les avis de ceux qu’on appelle les sociolinguistes qui étudient les langues dans leurs rapports avec ceux qui les parlent, et en particulier l’idée que ceux-ci se font de leur idiome.
Certes, face à la pression psychologique des partisans de « La Langue d’Oc » ou de l’ « Occitan » unique, quand ce n’était pas par militantisme personnel, certains linguistes ont eu des formules moins nettes, mais toutes ces hésitations viennent d’être balayées par une rigoureuse étude historique : le gascon s’était déjà dégagé du latin dès l’an 600, avant qu’eét émergé l’occitan lui-même; « le gascon n’a pu se détacher d’un ensemble linguistique qui n’existait pas [é] encore [é] au moment où il était lui-même constitué. Il ne peut par conséquent être considéré comme un dialecte ou une variété d’occitan » (Pr. J.-Pierre Chambon de la Sorbonne et M. Y. Greub du C.N.R.S., Revue de linguistique romane, 2002, pp. 473-495).
Mais cela n’est pas nouveau pour le bon sens populaire : dès le début du XIIIe, le gascon était l’une des langues senties comme étrangères par le troubadour Raimbaut de Vaqueiras, dans la composition d’une poésie multilingue destinée à divertir ses auditeurs de langue d’oc. Et vers 1350, les grammairiens de Toulouse excluaient formellement son emploi dans les oeuvres poétiques, car c’était pour eux un « lengatge estranh » comme le français, l’anglais, l’espagnol, le lombard etc.
En 1894, un décret du Président Sadi Carnot mentionnait séparément le gascon et le « provençal » (équivalent à l’époque du mot « occitan » d’aujourd’hui), en même temps que le basque et le breton.
À la même époque de notoires félibres gascons considéraient leur langue comme une des langues d’oc au pluriel; ainsi l’abbé Césaire Daugé dans la Préface de son recueil de poésies Flous de Lane (1901) : tandis que dans une lettre à l’auteur, Mistral parle du « parla d—u miejour » au singulier, pour Daugé, la langue gasconne compte le dialecte d’Aire (Tursan, Marsan et Gabarret) parmi les « dialectes qui sont parlés des Pyrénées à la Garonne », domaine du gascon; de même J.-V. Lalanne, Secrétaire général de l’Escole Gaston Fèbus- il la présidera de 1919 à 1923 - parle élogieusement du linguiste provençal Jules Ronjat qui « parle toutes les langues d’oc » (Reclams de Biarn e Gascougne, 1906, p. 113).
Et de nos jours, même s’il est compris peu ou prou, l’occitan est considéré comme une autre langue, identifiée en gros comme le « patois de Toulouse », grand centre occitan le plus proche; au demeurant, c’est celui qu’on entend dans les émissions « occitanes » de FR3 Toulouse, et que les locuteurs naturels du gascon et du béarnais refusent d’identifier à leur propre langue.
C’est d’ailleurs réciproque. Lisons par exemple Marcel Amont, pour qui langues d’oc ne peut être qu’un pluriel : « moi je continue à constater qu’AUJOURD’HUI, quoi qu’on en dise, si je parle ou chante en béarnais au pays de Mistral, devant des Carcassonnais ou même des Toulousains, plus proches géographiquement, je ne serai pas compris de la plupart des autochtones, sauf des spécialistes, tout au moins de ceux qui ont un peu étudié la question. » (ouvrage cité, p. 155).
Certes les occitanistes, toujours prêts à critiquer le centralisme de la France, ses institutions et nos gouvernants, deviennent de pointilleux légalistes quand on parle de langues d’oc au pluriel : la loi « Deixonne » du 11 janvier 1951 relative à l’enseignement des langues et dialectes locaux ne connait que l’expression « langue occitane » au singulier, donc la loi de la France, c’est la loi; point. Mais on sait que cette loi ne donna lieu à aucun débat et « passa en douce », aidée par les interventions discrètes d’un véritable lobby occitaniste. Et la manipulation politique continue, puisque « Le fait que l’on parle aujourd’hui de langues d’oíl (au pluriel) et de dialectes d’oc, mais de langue occitane (au singulier), est un choix politique et non scientifique, répondant aux enjeux du moment. » (site internet de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, janvier 2003).
Cependant, légalistes pour légalistes, rappelons que la loi « Deixonne » a été abrogée le 15 juin 2000 lorsqu’a été promulguée la partie législative du Code de l’éducationé qui continue à autoriser l’enseignement public des langues régionales mais n’en nomme plus aucune. Parler de langue gasconne est donc non seulement conforme aux conclusions des linguistes, mais encore parfaitement légal aujourd’hui.
Et même, la volonté mal dissimulée des occitanistes de substituer à tous les parlers d’oc historiques le languedocien devenu « occitan standard » justifie que Provençaux, Auvergnats et autres défendent en toute légitimité et légalité leur langue provençale, langue auvergnate etc.., quelle que soit leur parenté avec le languedocien « central ».
La carte ci-contre, cependant, ne tient compte que des frontières linguistiques majeures : l’ensemble linguistique dit occitano-roman est constitué par notre gascon, l’occitan au sens large et le catalan, lui aussi au sens large, car les Valenciens défendent l’autonomie de la langue valencienne.
II. Le béarnais ou gascon parlé en Béarn
Mais notre carte ne sépare pas le béarnais du gascon, alors que le premier est souvent opposé au second. Pourquoi ?
Il faut remonter plus de mille ans en arrière pour voir le Béarn intégré dans un ensemble administratif ou politique gascon; et encore était-il réduit à l’ancien diocèse de Lescar, soit, en gros, la plaine du Gave de Pau; la vicomté du Montanérés, celle d’Oloron (plaine du Gave d’Oloron et les trois vallées) et la région d’Orthez ne devaient s’y joindre pour former le Béarn actuel qu’aux Xème-XIème siècles. À partir de là, la forte volonté d’indépendance des vicomtes, appuyée sur celle d’un peuple peu belliqueux mais sachant bien se battre, a permis à ce petit pays de mener une vie politiquement indépendante en des temps souvent troublés. Mais la conscience d’appartenir à la Gascogne ne devait pas être totalement perdue au début du XIVe s. puisque le Martinet d’Orthez - recueil de textes juridiques intéressant la ville, compilé à partir de 1366 - contient un acte latin de 1308 mentionnant par deux fois « ville Orthesii terre de Bearn in Vasconia », de la ville d’Orthez du pays de Béarn en Gascogne.
Il en est résulté un sens identitaire profond, de telle sorte que le « Béarnais » s’oppose au « Gascon » depuis plus de mille ans. Mais ce Gascon est tellement proche que les gens du canton d’Arzacq passent souvent pour Béarnais, alors qu’il n’ont jamais relevé de la Vicomté de Béarn et que c’est la loi du 4 mars 1790 qui les a réunis avec les Béarnais, les Basques et les Gascons du Bas-Adour pour former le département des Basses-Pyrénées.
Au plan de la langue, c’est plus complexe; des opinions concourantes de nombreux linguistes, on peut donner deux définitions du béarnais :
o Au sens large et courant, le béarnais, c’est l’ensemble des parlers gascons utilisés sur le territoire de l’ancienne vicomté de Béarn.
o Au sens strict, c’est en gros le parler de l’arribère du Gave de Pau, qui fut langue d’État et qui est celui de la grande majorité des écrits littéraires gascons.
La première, qui correspond à la conception de la grande masse des « béarnophones » quand ils disent qu’ils parlent béarnais, se réfère purement et simplement au territoire, sans égard aux variétés parfois très typées de la langue effectivement pratiquée (par exemple, parler d’Aspe en face de celui de Garlin, ou de Pontacq en face de celui de Salies). C’est, linguistiquement parlant, presque aussi simpliste que de dire que les Belges parlent belge, ou, plus près de nous, qu’on parle béarnais à Soumoulou et Montaner et bigourdan à Séron et Vic-en-Bigorre.
La seconde définition, malgré le « en gros », est infiniment plus précise car elle s’appuie sur une masse considérable d’écrits depuis plus de 700 ans et se caractérise par un système d’écriture autochtone d’une assez grande originalité par rapport à celui des autres pays d’Oc.
À ce titre-là, on peut linguistiquement parler de béarnais, bien défini par un système de sons (on parle de phonologie), un vocabulaire, des formes particulières de conjugaisons et une syntaxe assez typée, et riche d’une littérature relativement abondante eu égard à la taille du pays et à sa population. Mais il faut aussitôt remarquer que ce sont deux bigourdans, Michel Camélat (1871-1962) et Simin Palay (1874-1965) qui, de beaucoup, ont le plus enrichi cette littérature à l’époque moderne.
La raison en est que le béarnais est indissociable de l’ensemble linguistique gascon dont les nombreux dialectes sont liés par de très grandes parentés reconnues par tous les linguistes français et étrangers. Simin Palay n’écrivait-il pas très finement au mot Gascon de son indispensable Dictionnaire du Béarnais et du Gascon modernes :
« Pour les Béarnais, les parlers bigourdans, armagnacais, de la Lomagne, de l’Astarac, de l’Albret, de la Chalosse et des Landes sont lou gascon; les Gascons, d’ailleurs, considèrent le béarnais comme suffisamment différent de leur parler pour justifier une appellation particulière. En réalité, mis à part les termes locaux, tous ces dialectes sont les rameaux d’une même souche. »
Aussi peut-on voir utiliser sur toute l’aire gasconne Lo Gascon lèu e plan, méthode d’enseignement de M. Grosclaude qui permet d’acquérir « une vision globale de la gasconité : gasconité ici réalisée par le choix d’un gascon-standard, en gros le béarnais, consacré par une tradition écrite et des traditions de paroles sans doute plus importantes qu’ailleurs » (préface du Professeur Pierre Bec, de l’université de Poitiers).
L’histoire justifie donc parfaitement l’appellation de béarnais pour le gascon parlé en Béarn, même si ce béarnais est loin d’être uniforme, et l’on ne peut priver un peuple du droit d’appeler sa langue comme il l’entend.
Pour les mêmes raisons, le petit territoire autour des sources de la Garonne, appelé Val d’Aran, nomme son gascon l’aranais, même s’il ne diffère de celui du Haut-Comminges que par d’infimes nuances, dont les plus notables découlent de la substitution en aranais d’un certain nombre de mots catalans à leur équivalent gascon, du fait du rattachement administratif et religieux de ce haut de vallée à la Catalogne, au sein du royaume d’Espagne. Les vicissitudes de l’histoire expliquent ce rattachement, car l’Aran n’est séparé du Comminges français par aucun obstacle tandis que de hauts sommets le séparent du reste de l’Espagne. Du moins cela vaut-il à ce parler gascon d’être co-officiel à côté de l’espagnol (castillan) et du catalan.
Jean Lafitte
Pour en savoir plus, se reporter à notre brochure Le gascon, langue à part entière et le béarnais, âme du gascon (5,30 €).